Les premiers mots sont le plus bel incipit possible d’un texte d’urbanisme : La forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le coeur d’un mortel
. La suite est toute différente mais il est impossible de refermer les 212 autres pages avant le point final, qui s’intéressent en fait à tout autre chose que l’architecture et la vie sociale. La langue est magnifique et le propos sensible sur la mémoire d’un homme entre les murs de tuffeau et d’arbres. L’on referme le livre publié par José Corti, après l’avoir coupé cahier par cahier, avec la certitude que le texte ne nous quittera plus.
Certains écrivains, pas tous, ont le génie de savoir parler d’écriture. Pierre Assouline est fasciné par Julien Gracq en la matière : Une des particularités de l’écrivain, et qui conditionne profondément son oeuvre, me semble être -s’il n’est pas un polygraphe plus ou moins assujetti à la commande des éditeurs- qu’il secrète de bonne heure autour de lui une bulle, liée à ses goûts, à sa culture, à son climat intérieur, à ses lectures et rêveries familières, et qui promène partout avec lui, autour de lui, une pièce à vivre, un “intérieur” façonné à sa mesure souvent dès la vingtième année, où il a ses repères, ses idoles familières, ses dieux du foyer, où son for intérieur se sent protégé contre les intempéries et à l’aise
Eh tiens, WebOL sait comme le même Pierre Assouline que le goût pour la forme d’un livre qui s’inspire d’une ville peut le mener à Istanbul, par les mots d’Orhan Pamuk. La lecture se fera un jour, en quelque lieu impromptu, et en plusieurs langues (Guardian’s Pamul’s Istanbul).
En décembre 2007, Louis Poirier s’est tu, la voix de Julien Gracq elle continue. Mais, comme le souligne élégamment Pierre Assouline, séparer les deux personnages relèvent pour une grande part du cliché : saluons plutôt ensemble la mémoire de ces deux hommes.
Il a davantage d’humour que ses rares images ne le laissent supposer. C’est un homme de qualité à l’ancienne, tellement ancien que beaucoup le croyaient mort de son vivant, si français en toutes choses, jusque dans ses portraits d’une austérité provinciale qui font résonner les mouvements de l’horloge et les soirées à lire sous la lampe ou à guetter derrière la fenêtre, qu’on ne veut même pas savoir en combien de langues son oeuvre est traduite. On aimerait juste se le garder, comme mieux savourer le bonheur d’être né natif de la langue française et avoir le simple et suprême bonheur privé de lire sans intercesseur du Gracq, comme on le fait de Saint-Simon, de Mallarmé ou de Proust, dans leurs mots même. Ses livres se méritent. Pour les apprécier vraiment, il conviendrait de se déplacer jusqu’au magasin de José Corti, le libraire-éditeur de la rue de Médicis, pour l’y acquérir avant de se transporter quelques mètres en face, au jardin du Luxembourg, pour y lire en paix mais armé d’un canif, couteau, coupe-coupe, machette, tronçonneuse ou tout objet susceptible de disjoindre en un bruit exquis les pages non massicotées.
Le premier livre, de retour de Nantes, fut coupé avant lecture, laissant une odeur de papier sur les doigts.