Seront publiés ici des bouts de thèse, laquelle est disponible en fichiers séparés via WebOL ; ces extraits doivent en donner la substance, sans l’appareil de notes : « La Matière et l’Action : Le graphisme technique comme instrument de la coordination industrielle dans le domaine de la mécanique depuis trois siècles ».
Après la conclusion générale, enfilons les écrans : d’abord le chapitre second de la partie I intitulée La fabrication en filigrane.
& :
– Reprendre le chapitre précédent intitulé Décrire ce que l’on sait faire.
– Consulter la conclusion générale.
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Transmettre les savoirs par les objets (I.2)
| Introduction
Se focaliser sur l’objet pour transmettre des savoir-faire
Le chapitre précédent a commencé à aborder la question de la fabrication qui est, au cours du XVIIIe, bien présente. L’objet de ce chapitre est de montrer que certains graphismes techniques, se focalisant sur un objet —défini ici comme un assemblage de pièces ou même un ensemble de machines formant une unité (que l’on précisera)—, constituent des discours sur la fabrication. Nous avons établi précédemment que des graphismes techniques du XVIIIe siècle contiennent des informations sur la fabrication. Pour autant, les différents graphismes techniques interviennent-ils directement dans l’étape de fabrication : permettent-ils à eux seuls de la guider ? Nous verrons qu’il est très difficile de répondre à cette question car le graphisme peut renvoyer à d’autres modes de coordination tels que l’oral qui tient très certainement une grande place. Quoi qu’il en soit, la fabrication est un registre présent dans les discours, les objets, les institutions : bref, elle apparaît a minima en filigrane.
Il s’agit de transmettre des savoirs et des expertises liés à la fabrication et à son organisation. Cet aspect est particulièrement vrai même lorsque les graphismes techniques ne montrent plus directement l’environnement autour de l’objet fabriqué, comme dans les planches de la Description des arts et métiers et l’Encyclopédie1. Nous présenterons notre analyse à partir des acteurs (démonstrateurs, élèves, ingénieurs), des instruments (la cotation, les lavis, les maquettes), des compétences (standardiser, enseigner, collecter, conserver, rapporter, ordonner). Nous verrons également que la fabrication d’objets ne se joue pas seulement à l’intérieur de l’atelier mais aussi dans des lieux de formation, de collecte, de conservation ou encore dans des ateliers de fournisseurs de matières premières.
Différentes approches du graphisme technique du XVIIIe
Les travaux qui nous sont contemporains semblent négliger les relations existantes au XVIIIe entre le graphisme technique et la fabrication d’objets. En général, la fabrication n’est que rarement mise en relation avec les graphismes techniques considérés. La plupart des auteurs évoquant les graphismes en couleur (les lavis) se posent la question suivante : est-ce de l’art ou de la technique ? C’est-à-dire : ces graphismes sont-ils des œuvres relevant des Beaux-Arts ou un support de communication pour la fabrication ? Reformulons les deux volets de l’alternative : sont-ce de la représentation des formes, des aspects extérieurs ou plutôt des dimensions ? En première analyse, nous pourrions dire d’une part que la cotation, les échelles, la représentation des parties intérieures des objets (via les traits en pointillés, figurant les parties cachées) sont liées à la fabrication, à la technique ; d’autre part que les couleurs, les ombres renvoient à l’esthétique.
La posture défendue dans ce chapitre est que ces aspects ne s’opposent pas toujours si catégoriquement. Dans le cas des planches de l’Encyclopédie, les personnages des planches donnent une échelle, i.e. l’ordre de grandeur des objets est implicitement défini par rapport à la taille d’un homme : les machines, les objets, les humains forment un univers commun dans lequel ces derniers sont les référents. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que la représentation formelle est un discours sur la fabrication. Considérons également les lavis du Portefeuille Vaucanson2 et faisons l’hypothèse suivante : les différents types de graphisme technique —lavis, gravures de l’Encyclopédie entre autres— n’ont pas de forme précise préalable ; leur forme, leur signification proviennent de l’interaction d’éléments extérieurs comme les objets ou les contextes d’usage.
Certes Alain Mercier montre bien, notamment dans sa brève étude sur la cotation, que la fabrication n’est pas extérieure au contexte dans lequel évolue le graphisme technique du XVIIIe. L’optique de ce chapitre est cependant différente de la sienne : il traite plutôt d’une histoire de la représentation des formes, alors que l’ensemble de ce mémoire est une histoire de l’instrumentation de la fabrication. Les conclusions sont parfois opposées : le graphisme tel que nous l’étudions concerne dès à présent la fabrication.
En outre, à partir de la notion d’« ingénieur-artiste » empruntée notamment aux travaux d’Antoine Picon, nous parlerons de Vrégille, qui peut être considéré comme un artiste au sens qu’il partage avec nombre de peintres la maîtrise de l’aquarelle mais aussi comme un ingénieur, en ce sens qu’il traite de fabrication : il organise, il planifie, il rapporte. A son propos, nous nous demanderons s’il conçoit : quoi ? avec quoi ? pour qui ? comment ? Les questions suivantes seront les nôtres : comment la fabrication est-elle décrite ? présentée ? masquée ?
Nous avons évoqué plusieurs sortes de graphismes. Est-il possible d’en distinguer cinq types, à partir des catégories définies par Ken Baynes et Francis Pugh ?
– Le « dessin de conception » : ce que nous nommerons brouillon dans ce chapitre ;
– Le « dessin de projet » : qui est issu des bureaux de construction datant d’une période postérieure à celle qui nous occupe ici ;
– Le « dessin de fabrication » : celui qui sera décrit ultérieurement comme un ordre de fabrication ;
– Le « dessin de récolement » : réalisé après la fabrication, pour tenir compte des écarts survenus lors de celle-ci ;
– Le « dessin d’illustration technique » : pour donner à voir, pour faire de la promotion.
Pour autant, toute typologie laisse supposer qu’il est possible de séparer clairement les différentes fonctions d’un graphisme. En outre, on parle ici du XIXe siècle, lorsque la fabrication est un registre établi de toute autre manière : pour paraphraser Alain Mercier, il est encore trop tôt pour parler de graphisme comme « un dessin industriel [au sens strict] », i.e. directement lié à la production. Le premier point de ce chapitre, concerne la cotation dans l’élaboration des lavis, et s’attachera à montrer, au contraire, que la représentation des formes et les annotations textuelles se précisent progressivement et conjointement. Ce n’est pas parce que le dessin n’est pas autonome par rapport au texte —comme dans l’Encyclopédie— qu’il n’est pas lié à la fabrication.
Les auteurs précédemment cités traitent rarement de la fabrication comme d’une question centrale. Les travaux actuels sur le sujet sont encore très peu nombreux. Ken Alder, s’il ne considère le graphisme technique que de manière ponctuelle, étudie la fin de l’Ancien Régime et la période révolutionnaire (jusqu’à sa clôture par Bonaparte après le coup d’état de 1799). Il montre qu’une révolution productive avorte, mais débouche sur une révolution sociale. La première standardisation, celle de l’interchangeabilité des pièces, est une tentative abandonnée sous Napoléon, mais les acteurs qui l’ont portée sont en fait les grands gagnants de la révolution politique et sociale qui commence en 1789. Ils se placent dans les rouages d’un Etat qui voit se développer la technocratie : des personnes reconnues non pour leur fortune, non pour leur rang de naissance mais pour leurs compétences seront les moteurs de la création du Conservatoire des Arts et Métiers, de la future Ecole Polytechnique, etc. Elles ont notamment pour noms Monge, Conté, Vandermonde, Cécile, Molard.
Analyse des pratiques
C’est à partir des traces des pratiques que nous plongerons dans le contexte de la seconde moitié du XVIIIe siècle, moment de fortes mutations —avant même la Révolution française de 1789—.
Nous étudierons en particulier les graphismes du XVIIIe en couleur, les « lavis », terme qui désigne des dessins coloriés à l’aquarelle (on dit parfois lavés) auxquels nous associerons des graphismes, des croquis à l’encre ou au crayon moins soignés que nous appellerons brouillons.
L’étude de ces brouillons montrera que la cotation et les commentaires textuels sont des pratiques utilisées pour la réalisation des lavis. L’analyse d’un cas particulier permettra de démontrer qu’ils constituent des instruments d’expertise de la fabrication. Enfin, nous nous intéresserons à une institution : le Conservatoire des Arts et Métiers, créé en 1795 comme lieu où l’objet est isolé pour transmettre des savoirs sur la fabrication.
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